À l’occasion de la sortie du manga Mes yeux rivés sur toi aux éditions Akata, nous avons échangé avec Kuro Nohora, l’un des mangakas LGBT les plus reconnus au Japon. Il nous raconte l’arrivée de la gay culture dans ce pays si conservateur, se confie sur ses rapports avec sa famille et replonge avec nous dans ce best-seller incontournable, enfin traduit en français!
Propos recueillis par Andrei Olariu

Bonjour Kuro. Vous qui êtes considéré par beaucoup comme un des piliers du manga LGBT au Japon, n’avez-vous pas eu peur de faire votre coming out dans un pays si conservateur ?
Merci de vous intéresser à mon travail ! Dans mon cas, je travaille sous pseudonyme et je n’ai jamais montré mon visage dans les médias grand public. Alors je ne suis pas persuadé qu’on puisse dire que j’ai fait mon coming out. Dans ma vie privée, tous mes amis sont au courant que je suis gay, mais auprès de ma famille, je n’ai rien officialisé. Cela dit, je vis depuis plus de vingt-cinq ans avec mon partenaire, et nous connaissons chacun la famille de l’autre. Il y a comme un accord tacite, et il y a fort à parier que ma famille a deviné. Dans la jeune génération, le coming out devient la norme, mais je crois que qu’à sa famille, il n’est pas forcément nécessaire de tout dire. C’est peut-être une manière japonaise un peu ancienne de voir les choses, de laisser supposer sans affirmer avec conviction.
Vous qui avez publié votre premier manga en 2000, trouvez-vous que les mentalités ont changé ? Les japonais sont-ils plus ouverts sur la question de l’homosexualité ?
Le Japon a connu un boom gay dans les années 90, avec des hors-séries de magazine consacrés à la culture gay, des livres, des films et des séries télévisées. J’ai commencé à dessiner des mangas en 1995. Quand j’y réfléchis, c’est peut-être ce boom des années 90 qui m’a donné l’idée de devenir auteur de mangas gay. Ensuite, de 1999 à 2003, j’ai dessiné la série Milk, dans les pages du magazine gay Barazoku. Ce manga a même pu être publié en format relié en 2005. C’est une comédie romantique gay sur un garçon dont le meilleur ami, pour lequel il avait le béguin à l’école, emménage soudainement chez lui. Mais, tout compte fait, je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu un changement soudain de la société envers les homosexuels. C’est plutôt comme s’il y avait eu un impact continu et graduel.
“Le Japon a connu un boom gay dans les années 90”
Dans le manga Mes yeux rivés sur toi, vous ancrez la romance entre Akeru Inomata et Kôtarô dans la jeunesse des années lycée. Parce que, selon vous, c’est là que naît le désir ?
Mes yeux rivés sur toi se base sur une histoire courte, intitulée Kimi no iru tokoro (“Là où tu te trouves”), qui est devenue le chapitre 0 de ce manga. On m’avait demandé de dessiner un manga qui pourrait apporter du soutien aux adolescents gay. Ce que j’ai donc cherché à faire, c’est dépeindre le quotidien et les changements émotionnels d’un lycéen qui n’est pas encore sûr de son identité, et dont les sentiments ont tendance à vaciller.
Tout en décrivant la différence subtile entre amour et amitié, je voulais transmettre le message suivant : “Tu trouveras ta place”, “Tout va bien”. Et puis je dois vous avouer que ma propre expérience, avec mon meilleur ami au lycée, a eu un énorme impact sur celui que je suis devenu aujourd’hui. Peut-être est-ce pour cela que je dessine souvent des mangas avec des personnages lycéens.
Votre façon d’aborder cette histoire d’amour est très intéressante, car la question de l’homosexualité arrive très tard. Pendant un long moment, les personnages sont simplement en train de tomber amoureux sans qu’il soit “surprenant” qu’il s’agisse de deux hommes. C’est votre manière de dire que les histoires homosexuelles sont finalement des histoires d’amour comme les autres ?
Depuis plus de vingt-cinq ans que je dessine des mangas, j’ai toujours essayé de mettre en scène “l’ordinaire”. Ça n’a jamais été mon intention d’affirmer que “les histoires d’amour homosexuelles sont comme les autres”. Mais si ce que j’ai dessiné en me remémorant mes souvenirs et ce que j’ai ressenti donne l’impression que c’est une histoire d’amour comme les autres, cela signifie sans doute que l’amour homosexuel n’est pas si différent des autres…

En tout cas, avec cette œuvre, je ne voulais certainement pas faire un “manuel” qui permettrait aux hétéros d’en savoir plus sur les personnes gay. Non, je voulais dépeindre avec finesse les sentiments d’un garçon amoureux d’un autre, auquel de jeunes homosexuels pourraient s’identifier. Et je suis persuadé qu’une personne non concernée peut tout de même comprendre ce que ressent mon personnage. Justement parce que le fait d’“aimer”, ça relève de “l’ordinaire”. Peu importe l’orientation sexuelle. Tout cela est venu de manière assez naturelle, finalement…
“Je voulais dépeindre avec finesse les sentiments d’un garçon amoureux d’un autre, auquel de jeunes homosexuels pourraient s’identifier”
D’ailleurs, on remarque que les personnages ont tous un physique “normal”. Aucun beau gosse au physique musclé. Pourquoi ce choix ?
Au Japon, il existe aussi des lycéens aux corps impressionnants. Mais je pensais que ce genre de personnage n’aurait pas convenu à Mes yeux rivés sur toi. Parce que si j’avais choisi un héros au physique hors norme, cela aurait fait de lui un lycéen spécial. Ce qui aurait été l’inverse de mon objectif pour ce titre. Je voulais des garçons “ordinaires”, comme il peut y en avoir autour de n’importe qui. Dans des œuvres classées pour adultes, dont les personnages principaux sont à la fac ou plus âgés encore (et où il y a beaucoup de scènes érotiques), je dessine aussi des hommes musclés.
Aujourd’hui avec les éditions Akata, votre manga est lu en Europe. Appréhendez-vous le retour de ces lecteurs finalement très différents des lecteurs japonais ?
Quand je pense à quelque chose, j’essaie toujours de ne pas trop catégoriser. Il existe de nombreux types de Japonais. Il y en a des classe, d’autres moins. Je pense que c’est la même chose pour les Coréens et les Européens. Je suis sûr donc qu’il y aura beaucoup de gens qui diront que ce manga est intéressant, et beaucoup qui diront qu’il est ennuyeux. Cependant, il semble qu’il y a toujours eu plus d’avis positifs en fin de compte. Quand il a été décidé que mon manga serait publié en français, j’étais enthousiaste et heureux. J’espère qu’il plaira…
Plus jeune, lorsque vous vous interrogiez sur votre orientation sexuelle, avez-vous eu des auteurs ou des mangas auxquels vous avez pu vous identifier ?
Quand j’étais adolescent, il y avait beaucoup moins d’œuvres gay qu’aujourd’hui. Ou peut-être que je n’arrivais pas à les trouver, car il n’y avait pas Internet. En tout cas, quand j’ai trouvé des références homosexuelles dans des romans tout public ou des mangas, ça m’a soulagé de savoir que je n’étais pas seul. L’Attrape-cœurs a été l’une de ces œuvres.
Le roman The Boys on The Rock, qui a vraiment beaucoup fait parler de lui, fut un vrai choc pour moi. En manga, il y a le manga comique Stop !! Hibarikun de Hisachi Eguchi (disponible en français aux Éditions du Lézard Noir – NdlR), dont le tome 1 publié en 1982 que j’aimais beaucoup. Cette œuvre met en scène un garçon qui se “travestit” de manière très mignonne, et qu’on considérerait aujourd’hui sûrement comme une fille transgenre. Il a été pré-publié dans les pages du magazine Weekly Shônen Jump, qui s’adresse à des adolescents, ce qui est quand même remarquable. Aujourd’hui encore, il m’arrive de le relire.
Avez-vous conscience que Mes yeux rivés sur toi permettra à une jeune génération de pouvoir mettre des mots et des images sur des sentiments qu’elle ressent ?
Contrairement à mon époque, les jeunes d’aujourd’hui ont plus d’opportunités de rencontrer des personnes ayant la même sexualité qu’eux, et peut-être nombreux sont ceux qui ont pu faire leur coming out. Pourtant, je suis convaincu qu’il y a encore beaucoup de gens qui ont du mal à en parler. J’espère que pour ces personnes-là, en lisant ce manga que j’ai dessiné, elles pourront trouver de l’espoir dans la lecture, que le monde leur paraîtra un peu plus lumineux.
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On retrouve en lisant l’histoire de Mes yeux rivés sur toi de nombreuses similitudes avec Gengoroh Tagame et Our Colorful Days. Vous en êtes-vous également rendu compte ? Vous avez la même façon de traiter l’amour entre hommes, qui est porteuse d’un message positif.
Tagame-sensei est un artiste incroyable à tous les niveaux, et sa capacité à exprimer les choses, la qualité de ses dessins et son expressivité sont très loin de ma portée. C’est vrai que Mes yeux rivés sur toi est souvent comparé à Our Colorful Days, mais ça n’a jamais été volontaire. Personnellement, j’ai dessiné mon manga avant d’avoir lu le sien, et mon chapitre 0 date de 2012. La suite date de 2015. Mes yeux rivés sur toi s’inscrit dans la lignée de ce que je dessine depuis 1995, à savoir essentiellement des histoires d’amour de lycéens gay, avec la plupart du temps des fins heureuses. Mais je me sens très flatté qu’on puisse comparer mon travail à celui d’un maître comme Tagame-sensei.
Les traits de vos dessins sont très épurés. Est-ce pour laisser plus de place à l’histoire ?
Quand je dessine, j’essaie toujours de retranscrire l’ambiance et les décors où se déroule l’histoire. La brise fraîche, le soleil brûlant, l’air sec ou moite, l’odeur de la pluie ou de la neige, la chaleur corporelle d’un ami à côté de soi… Si on ne peut pas dessiner au sens propre l’air ou une ambiance, j’essaie toujours de me souvenir de l’atmosphère d’un lieu, de me replonger dans mes sensations et souvenirs, pour le dessiner avec le plus de réalisme possible. Je ne sais pas si j’y parviens finalement. Mais j’essaie toujours de trouver un juste équilibre entre trop de décors ou pas assez, qui laisse un espace au lecteur pour qu’il y inclue ses propres sensations.
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